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Le cœur du problème :
la gestion émotionnelle

    Quand je me suis lancée comme éducatrice professionnelle, c’est-à-dire en dehors du cadre bénévole où je côtoyais essentiellement des chiots en bas-âge, j’ai dû entreprendre de travailler sur une relation homme-chien problématique et plus sur une construction de relation homme-chien souhaitable.

      Deux histoires divergentes, une approche pas si différente.

     Dans les premiers mois – plus longtemps que ça, en fait – j’ai poussé dans le sens d’un meilleur contrôle de l’humain sur son chien, notamment grâce à la mise en place d’un cadre sain et cohérent comme base de relation et au travers du déroulement infini de l’éducation positive, dans le renforcement des attitudes souhaitées.

     Plus le temps passe, plus je réalise que, sans m’en être rendu compte, je ne travaille plus tant le contrôle de l’humain sur son animal que le contrôle de l’animal sur lui-même, via l’interaction avec son humain. Et ça, c’est réellement différent ; cela laisse finalement beaucoup plus de place au chien dont on respecte mieux la personnalité, les besoins et les capacités d’adaptation.

     Pour être limpide dans mon propos, je peux traiter un exemple basique et concret : disons que M. Berger a un chien agressif avec ses congénères. Il ne le lâche jamais (merci !), car il réagit sur tous, mâles et femelles, petits et grands, même sur les chiots.

     Avec la première option de rééducation, on placerait d’abord le chien en situation (sécurisée) de manière à tenter d’identifier les paramètres de l’agression (quand elle se déclenche, éventuellement pourquoi) et on se mettrait à ré-éduquer ce chien, toujours en situation, de façon à ce qu’il cesse d’agresser un chien dans un endroit, puis un autre chien dans le même endroit, puis le premier dans un autre endroit etc. Une large généralisation est censée conduire à un animal qui ne réagira pratiquement plus (et que l’humain saura gérer le cas échéant).

     Certains utiliseront pour ce faire un chien faussement dit « régulateur » – avec toutes les dérives que cela comporte. Les plus récurrentes sont au nombre de deux :

  1. Avoir entre les mains un chien utilitaire qui finit par agresser lui-même à tout bout de champ, sans raison valable, déclenchant lui-même les hostilités, car on a renforcé son comportement de remontrances desdits chiens agressifs (vous avez tout plein de vidéos de ces « chiens éducateurs » sur le net, si le cœur vous en dit…) Et le chien à traiter ? Eh bien oui, gagné ! il n’attaque plus (en tout cas ce chien-là) car il a trop peur pour passer à l’acte. La méthode est soit-disant douce, non violente – on insiste bien là-dessus pour vous en vanter les mérites – mais en fait, tout ce qu’on a enseigné au chien agressif, c’est qu’il faut se méfier de ses congénères, se tenir à distance, car ils sont dangereux. Top, non ?

  2. Ou bien posséder une autre forme d’animal-objet, qui est, par chance pour l’éducateur, plus équilibré, plus solide dans sa tête, et qui aura une attitude exemplaire face au chien agressif. Ce qui signifie qu’il subira les agressions malvenues de tous les chiens à problème et les recadrera très justement, sans débordement, avec une patience assez incroyable ; qu’il encaissera, à chaque séance, un stress certain qui le fait aller dormir pendant des heures après le « cours ». Ce n’est pas un mensonge ; j’ai lu des dizaines de commentaires émerveillés face au travail d’une chienne filmée au cours d’une séance et qui ne se faisait plus agresser après une heure vingt – 1H20 bon sang – de travail sur le « patient ». Elle rentrait épuisée, mais sous le regard fier de l’heureux propriétaire/éducateur et sous les applaudissements des geeks cynophiles... Okay, je suis peut-être partiale. Mais, personnellement, je trouve que j’en demande déjà énormément à mes chiennes en les exposant aux chiots une fois par semaine et de temps en temps aux autres chiens qu’il faut jauger, au moins une fois, pour a minima savoir où se trouve leur seuil de tolérance, de déclenchement, et éventuellement comprendre ce qui peut les motiver à agir dans ce sens. Leur demander de faire le travail – mon travail, en fait – ne me semble ni juste ni sain ni normal. De toute façon, je n’ai pas la « chance » d’avoir des animaux parfaits, infaillibles face aux autres, inébranlables dans leur mental malgré les mauvaises approches de mes clients canins ; Nagg étant toute petite et ayant été agressée dans sa jeunesse, elle déborde vite face à un individu un peu grand et rapide, peu subtile dans ses demandes de contacts, tandis que Guenji, très à fleur de peau, pourra un jour agir de la façon idéale face au chien en consultation et le lendemain lui rentrer dedans trop tôt, trop fort, pas au bon moment. Et alors ? Ce sont des êtes vivants. Ils sont faillibles. Comme nous. Ils ont des états d’âmes, des saute d’humeurs, des irritations passagères. Comment leur demander de tout contenir, d’être des modèles, tout le temps ? Moi, je ne me vois pas le faire. Et c’est moi qui suis payée pour régler les soucis de mes clients aux dernières nouvelles, pas mes chiennes.

     De ce fait, je préférais plutôt la mise en situation à distance. Concrètement, cela équivaut à placer M. Berger et son chien suffisamment loin d’un congénère neutre, d’abord, pour que le sien ne déclenche pas les hostilités, arrive à rester calme ou concentré sur son humain. Et renforcer, encore en encore, à mesure que l’on rapproche les chiens, tout doucement... Sauf que c’est long, très, long. Très très long en fait. Et surtout, à la moindre inattention de M. Berger, la seule fois sur cent où le chien se précipitera pour agresser, le travail en aura pris un coup. Autant dire qu’à moins de promener son chien de nuit pendant les mois de ré-éducation, le risque de récidive compromettante est assez haut...

 

    Avec la deuxième option, celle du travail du contrôle du chien sur sa personne, avec l’aide de son humain référent, il n’y a plus besoin de mettre le chien en situation dès le départ, donc en difficultés potentielles. Cela revient à mettre l’accent sur le pourquoi, pour quoi le chien agresse, c’est-à-dire sur les raisons profondes de sa réaction, et non plus sur le comment travailler le fait qu’il n’agresse plus. Parce que dans certains cas, on peut remuer des montagnes sur les techniques de travail du chien agressif envers ses congénères, on n’obtiendra rien de vraiment stable et fiable. Parce que le vrai problème, ce n’est pas le chien en face, c’est ce que le chien agressif ressent face à ce congénère et qu'il exprime, de plus en plus rapidement et avec plus d'intensité. Et tant que le ressenti n’évoluera pas, la réaction sera également figée ou presque.

 

    C’est alors qu'on peut en venir à réaliser que l’immense majorité des chiens vus pour des problèmes d’apparence très diverses ont finalement une chose en commun : la (mauvaise) gestion de leurs émotions.

    Tuck aboie comme un fou après les passants derrière sa clôture. Pokémon a des comportement prédateurs face aux voitures quand il est en balade. Chico, lui, "chasse" les vélos. Nala tire comme une folle en jappant pendant plusieurs minutes quand elle part en promenade. Mandy retourne tout le jardin. Tartuffe grogne sur les inconnus. Joey a déjà mangé trois canapés. Country pince quand on force une manipulation, comme attraper son collier pour le mettre dehors ou l’obliger à monter en voiture. Rox hurle à la mort quand on s’absente. Etc.

    Les symptômes sont différents mais la toile de fond est similaire : le chien en question ne gère pas une situation (elle l’angoisse, le stresse, l’excite), donc il développe un comportement plus ou moins réflexe – qui a tendance à nous déplaire mais qui, lui, le soulage – dans cette situation, puis éventuellement dans une autre puis une autre, si on laisse s’envenimer les choses.

     Alors voilà, depuis plusieurs années, je ne renforce plus le calme de Tuck devant son grillage. Je ne travaille plus la non-réaction de Pokémon, Chico et Tartuffe en promenade. Je ne motive plus une marche en laisse plus neutre pour Nala. Je ne cherche plus à distraire Mandy, Joey ou Rox pour les détourner de leurs « activités » problématiques.

     Enfin si, je le fais, il faut bien en arriver là ; mais ce n’est pas là que commence le job. Bien au contraire.

    Avant tout, je cherche à modifier les émotions du chien, à moduler leur intensité. J’apprends à l’individu à avoir l’attitude souhaitée dans des contextes différents, de plus en plus excitants/perturbants a priori. J’essaie de lui enseigner comment gérer ce qu’il ressent et adapter son comportement. Je lui apprends à se canaliser, à évacuer son trop plein émotionnel de façon plus saine et, dans une forme de cercle devenu vertueux, le chien finit par s’apaiser dans une situation, puis une autre, puis une autre, jusqu’à pouvoir affronter la problématique de départ, mais sur un terrain cérébral beaucoup plus stable.

     Parallèlement, l’humain aussi apprend. Il apprend à ne plus s’agacer, à travailler sans pression, sans stress – c’est beaucoup plus facile quand on ne risque pas l’échec ! Lui aussi entre dans le cercle, il se détend, refait confiance à son chien, pas à pas. Et le jour où la situation de départ est présentée au duo, les deux sont capables d’y faire face.

    Tout me semble à présent être une affaire de gestion émotionnelle, beaucoup plus qu’une question d’emprise physique ou psychique sur l’animal, laquelle mènerait au comportement voulu. A moins de le traumatiser physiquement (en le cognant franchement en réponse à ses « mauvaises » réactions) ou psychologiquement (en le poussant à la détresse acquise de façon répétée), un chien qui déborde d’excitation ou d’angoisses, qui ne se contrôle pas (car il est incapable de se contrôler), aura de toute façon l’attitude qui nous dérange, que nous lui crions dessus ou que nous ayons les poches pleines de saucisses et fromage.

     Un chien qui agit conformément à nos attentes est un chien serein.

     Un chien serein est un chien respecté dans ses besoins, éduqué positivement et correctement encadré.

 

     Peut-être que ce prisme de ré-apprentissage par la gestion des ressentis et réactions du chien par un travail d'exercices de fond est réducteur. Parfois, je m’interroge ; je me demande si ce n’est pas moi qui fait rentrer cet individu – et les autres – dans le moule que je (me) propose, plutôt que d’avoir réellement trouvé un cadre général qui colle à une immensité d’individus. Comme je m’en méfie, je me dis que même si c’est vrai, il sera toujours temps de se réadapter, le jour où ce travail ne sera pas efficace sur un des quatre pattes rencontrés.

     Mais dit comme ça, malgré tout, les choses semblent tellement limpides et logiques, non ?

    Un chien qui agit conformément à nos attentes est un chien serein. Un chien serein est un chien respecté dans ses besoins, éduqué positivement et correctement encadré.

     Et si c’était la clé ? En tout cas, cela constitue indéniablement une base de travail solide et profitable à tous les duos.

Margot Brousse - Freed Dogs

Article publié en février 2020

Revu en janvier 2024

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